Volontaires
d'aujourd'hui... Volontaires de demain ?
= 1914 - 1918 =
L’AVENTURE EST EN L’AIR par Ernest Georges LEAU
Texte communiqué par son arrière petit fils Gaëtan de LAUGARDIÈRE
Un brevet de pilote…. en 1916 !
AVANT-PROPOS
Je rencontre encore quelquefois Ernest Georges Leau, un camarade de l’escadrille 66, celle de la grande guerre, la seule, celle de 1914. Et je lui dis un jour : « Tu devrais raconter l’histoire de ton brevet de pilote ». Je la connais, j’étais là. Et il m’a dit : « Pas difficile, j’ai fait en 1919 un mémorandun de mes activités guerrières. Il n’y a qu’à recopier le passage relatif et je te l’enverrai ».
Le voilà, tout cru, ci-dessous.
Evidemment, les élèves pilotes d’aujourd’hui vont dire : Pourquoi pas moi? pourquoi nous embêter avec tant de cours, de raisonnements, de règlements?
Disons-leur que Leau et quelques autres ont eu un drôle de pot . On se tuait beaucoup à cette époque, et dans les pertes de personnel dans les escadrilles (sans compter les écoles) on peut dire que 50% ne sont pas dues à l’ennemi, mais bien aux méthodes de pilotage.
Un fait, entre autres, dans mes souvenirs. Alors que nous étions de passage au G.D.E (Groupe des Divisions d’Entraînement) au Plessis-Belleville, là où se trouve actuellement le terrain de vol à voile, on était le matin, à tour de rôle, désigné comme faisant partie du « piquet d’enterrement ». Tout comme dans les casernes on était désigné de « piquet d’incendie ».
Seulement le piquet d’incendie ne fonctionnait jamais, tandis que le piquet d’enterrement, trop souvent quotidiennement, présentait les armes à des cercueils qui gagnaient le cimetière d’Ermenonville.
C’était au G.D.E. que passaient tous les pilotes qui sortaient des écoles pour se familiariser avec les avions d’arme. Or à cette époque un pilote breveté militaire avait facilement de cinq à sept heures de vol ! Deux ou trois heures au G.D.E. et il était bon pour le casse-pipe.
Vous devez comprendre pourquoi il y avait de la casse sur le terrain. Et vous le comprendrez encore mieux si l’on vous mettait en mains un des avions de l’époque.
Il y a bien peu de nos pilotes d’aujourd’hui qui, après avoir fait un tour sur un des appareils d’alors (s’il en restait quelques uns disponibles) n’en descendraient pas (s’ils arrivaient entiers au sol) en jurant bien de ne jamais recoller leurs fesses là dessus.
Croyez-moi, malgré ce qu’on raconte des gens qui ne les ont jamais pilotés, ces pièges là étaient dangereux !
Les «vieux », (pardon Tabuteau et Frantz), qui pilotent maintenant un Jodel ou un Emeraude sont encore stupéfaits de la chance qu’ils ont eu… Pas vrai ?
MES DEBUTS A L' ESCADRILLE
J’ai fait mes débuts à l’escadrille comme casseur de cailloux dans le fond d’une carrière du plateau de Malzéville.
En deux mois j’ai franchi les étapes de casseur de cailloux, conducteur de cylindre à vapeur, puis armurier et enfin mitrailleur.
Les mois passent, un jour, le capitaine de Kérillis me dit : « Je suis très gêné vis-à-vis de vous, car à la suite des différentes expéditions que nous avons faites ensemble, j’ai eu trois citations à l’ordre de l’Armée et vous n’avez rien eu. Il m’est difficile de vous proposer pour la Croix de Guerre car, étant mon coéquipier, j’aurais l’air de réclamer une citation pour moi. Je vais donc vous faire faire la prochaine expédition, qui va être le plus beau raid de l’Aviation Française à ce jour, avec un autre pilote, ce sera la grosse bagarre, nous aurons probablement tous des coups durs, cela me permettra de vous proposer en rappelant ce que vous avez fait. »
Je lui réponds : « D’accord pour le raid, mais votre Croix de Guerre ne m’intéresse pas. Si vous voulez me faire plaisir, laissez-moi apprendre à piloter.» Il avait l’habitude des décisions promptes et me répondit immédiatement : « C’est entendu, il y a deux vieux zincs réformés, ils sont à casser.»
C’étaient des « Caudron » bi-moteurs G-4.
PREMIERS DECOLLAGES
Le caporal-pilote Maké est désigné pour suivre mon entraînement. Un appareil est immédiatement sorti. Maké me donne les instructions pour faire une ligne droite au sol. J’exécute ainsi deux lignes droites ; Maké se trouve satisfait, il me dit : « C’est parfait, tu n’as pas fait de cheval de bois. Qui sait rouler, sait voler, demain je te fais décoller. » Le lendemain, Maké m’explique : « Je te règle les manettes, lorsque l’avion aura pris une certaine vitesse, tu laisses venir à toi le manche, tu reconnaîtras que tu es en l‘air lorsque tu te sentiras flotter comme un bouchon, tu comptes jusqu'à trois, puis tu coupes, il ne peut rien t’arriver. » (Tout cela en monoplace bi-moteur !)
Je fais ainsi deux lignes droites.
Maké est très content de son élève. Il me dit : « Demain je te fais faire le tour du terrain. »
Le lendemain, pour ma troisième leçon, je me sentais bien en forme. Maké m’explique d’une façon bien précise ce que je dois faire, ne pas passer trop haut au-dessus du hangar du bout du terrain, je risque une perte de vitesse, pas trop bas, un remous, je risque d’accrocher le toit, puis virage et me présenter bien en face de la piste. Passer au-dessus de notre hangar, pas trop haut, je risque d’être trop court et entrer dans le hangar Caproni. Pas trop bas, je risque d’accrocher le toit. Quant à l’atterrissage, c’est enfantin, quand je vois le gazon se rapprocher, je laisse venir à moi le manche : « Tu vois, c’est très simple. »
Maké, me dit : « répète. »
Moi : « Comme cela je me casse la gueule, comme cela je ne me la casse pas, etc…»
Je fais un départ correct et un atterrissage parfait.
Le capitaine de Kérillis ne m’a pas vu partir mais à mon atterrissage, il sort du bureau, saute sur Maké et l’enguirlande copieusement : « C’est de la folie pour la troisième leçon!»
Le lieutenant Brun est désigné pour suivre mon entraînement. Je ne dois sortir qu’avec sa permission.
Les tours de terrain s’additionnent, je voudrais bien me promener un peu.
Un G-3 est de passage à Malzéville. J’en profite pour faire quelques vols avec, puis le G-3 s’en va et je continue mon entraînement sur un G-4.
Le deuxième avion à casser, je le transforme en avion de combat. Il est prêt. À la place du passager, j’ai fait poser un lance-bombe pour lâcher une bombe « Gros » de 120. Elle est formidable, elle pèse 90 kilos. Aussi sommes-nous obligés de la balancer en monoplace, notre avion de bombardement ne pouvant pas emporter en même temps une bombe aussi lourde et un passager. Ensuite je fixe une mitrailleuse encastrée sur le capotage de la carlingue, un fil de fer fixé à la gâchette et à la portée de ma main. J’ai fait capoter la place du passager. Cela donne à mon avion une allure toute particulière dont je suis très fier. Je suis surtout très heureux de pouvoir faire la guerre par mes propres moyens.
Mais toute cette joie est attristée par les ordres du capitaine. Interdiction de voler sans l’autorisation du lieutenant Brun (il avait trouvé que j’allais un peu fort), interdiction de monter à plus de 200 mètres, interdiction de quitter le terrain.
Tout en me rendant à ses raisons, je m’impatiente de ne pas pouvoir brûler les étapes et en songeant à tout cela, je regarde amoureusement mon beau G-4 de combat.
Le lieutenant Brun est un homme charmant. Lorsqu’il me refuse l’autorisation de voler pour cause de mauvais temps cela lui fait visiblement de la peine.
UNE PETITE ESCAPADE
Un jour, par délicatesse, pour ne pas lui faire de peine, je décide de partir « en douce ».
Tout le monde déjeune. Il n’y a sur le terrain aucun pilote, aucun officier, je demande aux mécaniciens de sortir l’appareil. J’éprouve là une première difficulté car ils ont ordre de ne pas me laisser sortir. Enfin ils se laissent convaincre et sortent « mon avion ».
Pendant ce temps je fais mon plan. Partir sans ordres, faire une bonne promenade d’une heure, puis revenir et personne ne s’en sera aperçu. Mais il faut faire vite.
Je commande de ne pas mettre les cales, ne désirant faire tourner les moteurs qu’au ralenti.
Avant de monter dans l’appareil, je regarde les niveaux d’essence. Tout va bien, j’ai 2 heures 30 de vol et une bande de cartouches.
Les moteurs sont mis en route et commencent à tourner au ralenti. Tout à coup, je vois arriver au loin Rémy (c’est le sergent mécanicien de l’escadrille). Il va certainement être un obstacle à mon projet.
Je mets les gaz, deux mécaniciens me tiennent les ailes, et tentent de me retenir. Je mets les gaz à fond et ils sont projetés au sol heureusement sans mal.
Je roule sur le terrain pour aller prendre le vent. Tous les mécaniciens, y compris Rémy, me font des signes désespérés pour m’arrêter. Je n’en tiens aucun compte et décolle parmi de terribles remous de chaleur.
Mon pauvre G-4 roule fortement. Je vais d’une aile sur l’autre risquant à chaque instant d’accrocher le sol avec l’une d’elles.
Je passe au-dessus des hangars. Toujours des remous. Je suis scrupuleusement les recommandations (dans un remous, lorsque tu rétablis au gauchissement, il faut toujours piquer un peu ou sans cela la perte de vitesse). Avec cet excellent principe, je me trouve rapidement plus bas que le plateau de Malzéville.
Je suis presque au raz du sol face à une rangée d’arbres. Je cabre et mon appareil ne glisse pas. Donc, je peux continuer à monter et j’en suis ravi.
De grosses gouttes de sueur coulent le long de mon visage. Arrivé à 1000 mètres, je trouve l’air plus calme. Je commence à respirer et à être moins inquiet. Je veux ouvrir la bouche. C’est impossible. J’ai une telle contraction des muscles des mâchoires que celles-ci se trouvent bloquées. Quelques secondes suffisent pour faire disparaître ce malaise.
Je suis maintenant à 1500 mètres au dessus d’Essey. A ce moment, j’aperçois un avion ennemi croisant au-dessus des lignes, je me dirige vers lui, tout en prenant de la hauteur.
Il longe les lignes et rentre de temps en temps chez lui. Il fait un réglage de tir dont les pauvres fantassins font les frais.
Je vais dans sa direction, en ayant soin de manœuvrer de façon d’avoir constamment le soleil dans le dos par rapport à lui. Je suis au-dessus de la Forêt de Champnoux, dois-je l’attaquer ?
C’est un biplace de chasse-reconnaissance, dernier modèle, muni de 2 mitrailleuses de 1000 cartouches chacune. L’une fixe commandée par le pilote, l’autre sur tourelle commandée par l’observateur. Quant à moi, modeste élève-pilote, montant un appareil de bombardement réformé, ayant pour toute arme une mitrailleuse Colt qui restait au magasin et dont personne ne voulait car elle avait un enrayage à chaque instant. (La Colt tirait rarement plus d’une rafale sans s’enrayer)
PREMIER COMBAT AERIEN
Je connais bien ce type d’avion pour l’avoir rencontré plusieurs fois lorsque j’étais mitrailleur. Toutes ces rencontres s’étaient terminées à notre désavantage, leurs mitrailleuses sont parfaites, leur tir est d’une régularité qui nous fait toujours envie.
J’hésite avec le peu de confiance dans ma mitrailleuse et mon peu d’expérience en pilotage.
Je suis seul dans cette immensité. Mais en bas, il y a les fantassins qui reçoivent des obus, résultat du réglage fait par cet avion ennemi. Aucune hésitation n’est possible. Je me dirige vers l’Allemand qui ne m’a pas encore vu. Je suis rapidement à sa hauteur. Il fait un mouvement à gauche, ce qui me découvre. Je le croise sans pouvoir tirer dessus, ma mitrailleuse n’étant pas orientable. Je me contente de le saluer de la main. Habituellement l’adversaire répond, puis tire après.
Aujourd’hui, comme premier adversaire en tant que pilote, je n’ai pas affaire à un gentleman. Il tire sans saluer une salve qui me parait très longue, mais en même temps me rassure. Il m’a manqué, c’est donc un maladroit. Je vire assez court, il en fait autant et je me trouve par hasard juste au-dessus de lui. Je pique, l’ajuste, je suis très à l’aise comme dans un stand. Lui, assis confortablement, commence à tirer sans arrêt. Aucune balle ne m’atteint. J’ai peur d’en faire autant et de le manquer, je passe sans tirer.
Le boche est à son tour au-dessus de moi, et avant que j’aie pu me dégager, le pilote tire… Et me rate. Je réussis la même manœuvre que tout à l’heure et cette fois-ci je ne tire pas encore. Nos avions se croisent à nouveau, l’observateur tire et me manque pour la… nième fois.
Les fantassins, en bas, doivent se demander si ce carrousel aérien n’a pas été réglé d’avance pour leur faire une exhibition. Cela doit leur paraître aussi très curieux de n’entendre qu’un seul avion tirer.
Une autre passe de combat où je suis copieusement mitraillé sans pouvoir mettre seulement mon adversaire dans ma ligne de mire.
Nous nous sommes éloignés. Je me trouve un peu plus face à lui, le soleil dans le dos. Il ne peut me voir. L’occasion est magnifique de me rapprocher de lui le plus près possible et de tirer sans aucune correction de tir.
Nos avions se rapprochent avec une grande rapidité, puis je tire une rafale, je cabre en virant à droite, il était temps, ma roue droite a heurté légèrement le bout de son aile gauche.
J’ai donc fait une chandelle, sans me rendre compte de ce qui s’était passé, puis je me retrouve brusquement en piqué à la verticale debout sur mon palonnier.
Mon avion vibre beaucoup, mes moteurs s’emballent. Il faudrait que je les mette au ralenti, mais je ne sais pas comment. En effet, jusqu’à présent, Maké m’avait fait un repère pour la manette d’essence et celle de l’air. Les moteurs en plein régime, au moment d’atterrir, je coupais, c’était plus simple. Mes « Rhône » n’ayant pas de carburateurs mais des injecteurs, j’ai peur en changeant le réglage d’engorger mes moteurs, d’avoir la panne et d’être obligé d’atterrir. Mais je crains d’être dans les lignes ennemies. Aussi je préfère risquer de briser mon appareil en redressant pleine sauce plutôt que d’être prisonnier.
Je tire sur le manche, mon avion reprend petit à petit sa ligne de vol.
Dans cette manœuvre j’avais complètement oublié mon adversaire. J’examine l’horizon. Rien. Je regarde en bas. Quelle n’est pas ma stupéfaction de voir mon ennemi , son avion piquant à la verticale et laissant une longue traînée noire indiquant qu’il a bien été touché et qu’il est en flammes.
Je reprends de la hauteur. Je réfléchis. En somme, mon combat m’a entraîné beaucoup plus longtemps que je ne pensais. Si je reviens tout de suite au terrain cela ne m’avancera pas. Ma sortie doit maintenant être connue. Un peu plus loin, un peu moins, je décide de faire une bonne petite promenade.
J’inspecte mon G-4. Il n’a vraiment pas bonne mine. Dans mon expérience, je l’ai un peu sonné, Les cordes à piano qui ne travaillent pas à la traction sont toutes détendues, les autres aussi certainement. Les deux plans débordants battent un peu des ailes dans les remous. Les mâts, il s’en faut de peu pour qu’ils déboîtent. Peu importe, je suis heureux, libre de naviguer à mon aise. Je longe les lignes. Si j’avais le bonheur de voir un autre boche, pensez donc ! Ma mitrailleuse ne s’est pas enrayée !
Je passe un peu les lignes « pour voir ». Je reçois quelques 90, l’un d’eux bien en-dessous de moi. À ce moment, je suis pris dans un remous, j’ai la mauvaise impression de sentir mes commandes ne plus obéir l’espace d’un instant.
Je survole Lunéville, puis c’est le retour.
Mon optimisme disparaît et je suis plongé dans une vive inquiétude au sujet du contact, non pas avec le sol, mais avec le capitaine.
RETOUR A LA BASE
L’arrivée au-dessus du plateau à 2000 mètres, j’ai tout de l’enfant prodigue qui tourne autour de la maison familiale avant d’affronter la fureur paternelle.
J’inspecte le terrain. Devant la cabine de l’escadrille, il y a la foule des grands jours qui vient se renseigner sur le coup dur qui est arrivé. Cela me réconforte un peu. Je pense : « Ils doivent savoir, ma position s’améliore. »
Je fais une belle descente en spirale, un atterrissage magnifique et viens m’arrêter juste en face de la foule.
Habituellement, tous les camarades se précipitent vers l’avion, questionnement, inspectent l’appareil ,et comptent les balles. À ma grande stupéfaction, personne ne bouge, je pensai : « Ça va mal. »
Au lieu de descendre de la carlingue, j’y reste. Enfin, le capitaine se détache des camarades assemblés et me demande : « Alors que s’est-il passé ? » « Mon capitaine, un boche au-dessus de la forêt de Grémecy. Je l’ai descendu. » À ces mots, il tourne les talons et se dirige vers la cabane du commandant du groupe.
Mes camarades m’entourent, m’assaillent de questions puis m’expliquent ;
La brigade de Nancy a téléphoné au groupe pour féliciter le pilote qui a descendu un boche à Grémecy. Les fantassins étaient au comble du bonheur, car tous les jours cet avion faisait un réglage et ils avaient toujours des tués. Malzéville répond : « Nous n’avons personne en l’air. » La brigade rappelle au bout d’une demi-heure : « Nous avons téléphoné à Lunéville et à Toul, ils n’ont aucun avion de sortie. Alors, ce doit tout de même être quelqu’un de la région. »
Un mécanicien dit timidement à Robert : « Ernest Georges est parti malgré nous. » Robert le dit à Henri, ce dernier au capitaine.
(Nous étions trois frères à l’escadrille 66 : Henri, l’aîné, adjudant-pilote ; Ernest Georges, mitrailleur ; Robert, mécanicien d’Henri.)
Le capitaine appelle la brigade et lui demande de questionner les fantassins afin de savoir s’ils ont vu un numéro sous les ailes de l’avion. Ils répondent : G.4.
"Il n’y avait pas de doute, c’était bien toi. Tu as une chance exceptionnelle. Il est tombé dans nos lignes. Le combat avait duré près d’une demi-heure (je ne m’en suis pas rendu compte). En apprenant cela, le capitaine a eu une réaction de fierté et de fureur".
Un camarade me dit en plaisantant : « Dis donc, ton boche… Peut-être s’est-il suicidé ? »
Les camarades de l’escadrille voisine s’en vont, je reste avec ceux de la 66.
Le sergent-fourrier arrive. Il dit : « J’ai écouté derrière la porte, je n’ai pu suivre la conversation, mais deux mots se croisent à chaque instant : Conseil de Guerre – Récompense »
C’est assez grave, avec un motif « Désobéissance devant l’ennemi », cela peut m’entraîner loin, enfin j’espère quelque chose de mieux.
CONSEIL DE GUERRE OU RECOMPENSE ?
Nous voyons le capitaine sortir du bureau du commandant. En marchant, il fauche l’herbe avec sa canne, c’est un geste qui lui est familier lorsqu’il est préoccupé ou de mauvaise humeur. Alors tout le monde disparaît. Aujourd’hui il est bien de même, et je reste seul devant le bureau de la 66. Le capitaine vient se planter devant moi, il m’inspecte des pieds à la tête, puis il me dit : « Tout de même cela vaut quelque chose. Nous allons vous compter ce vol comme pour votre première épreuve de brevet de pilote. »
Je suis très ému, je réponds simplement : « Merci mon capitaine. »
Puis il reprend : « Pour votre seconde épreuve que voulez-vous faire ? »
Je réponds : « mon capitaine, il m’est difficile de faire moins qu’un bombardement en monoplace. »
Il est d’accord pour que cette deuxième épreuve du brevet se passe le lendemain matin.
Je me préoccupe immédiatement de mon avion. Malheureusement, de l’avis de tout le monde, il est tout disloqué et inutilisable. Me voilà navré. Je voudrais bien que quelqu’un me dise qu’en resserrant les cordes à piano cela pourrait aller. J’appelle au secours Sirretta qui est un grand expert en la matière. Il me répond en levant les bras au ciel : « Rien à faire, ton zinc est foutu. »
Maké vient me trouver et me dit : « Si tu veux bien ne pas recommencer tes acrobaties aujourd’hui, je te prête mon zinc. » Je l’aurais bien embrassé.
Le lendemain, au petit jour, je suis sur le terrain. Malheureusement, il fait un vent terrible qui, manque de chance nous entraîne dans les lignes ennemies.
Nos G-4 s’accrochent terriblement dans le vent. Nous avons vu qu’au raid de Karlsruhe (175 km de Nancy), avec 5 h 30 d’essence, sur 9 équipages, 3 ont été descendus. Les autres n’ont pu rejoindre Nancy et ont atterri où ils ont pu. Henri a eu la panne d’essence à 10 km des tranchées. Heureusement que de 4600 mètres d'altitude, il a pu rentrer juste dans nos lignes, son avion, criblé de balles. Quant à Maké, et moi comme mitrailleur, nous sommes restés 40 minutes au-dessus de Strasbourg sans avancer de 10 mètres, et avons atterri à Lunéville à bout d’essence.
Je vais par acquit de conscience voir le capitaine et il me dit : « Inutile vous seriez entraîné dans les lignes, vous ne pourriez pas rentrer. »
La journée se passe, interminable. Vers 16 heures le lieutenant Célérier vient me trouver et m’entraîne au bureau . Il me trouve la carte, et me dit : « Vous voyez la pointe de Saint-Mihiel, en bombardant une gare quelconque de la région, vous aurez toujours le vent de côté. Si vous voulez, avec Raynault, nous pourrions vous escorter, de cette façon nous pourrons certifier la bonne exécution de votre deuxième épreuve. »
Quels chics types tout de même. J’accepte avec plaisir. Nous obtenons l’autorisation du capitaine et nous partons.
MISSION DE BOMBARDEMENT
En allant vers les lignes vent arrière, nous avons l’impression de battre des records de vitesse. Nous passons les lignes. Nous sommes copieusement arrosés par les premières batteries, puis le tir cesse et pendant le reste du trajet dans les lignes nous ne devrions pas recevoir un seul coup de canon. Cela venant probablement du fait que les Allemands de cette région s’étant emparés d’un G-4, ne savaient pas si ce n’était pas le leur.
Au-dessus de l’objectif, je lâche mes bombes, puis j’entends une mitrailleuse. Je me retourne, c’est un boche qui est beaucoup plus bas. Il plafonne et en cabrant il a lâché une salve. Je fais un renversement, je tire presque à bout portant et reprends mon vol. Je vois mon ennemi descendre à la verticale et disparaître dans un nuage, j’ai vraiment l’impression de l’avoir touché.
Mais ma manœuvre m’a séparé de Célérier et Raynault. J’essaye de me repérer sur la carte… Je suis perdu.
Je mets le cap sud-est, j’espère ainsi arriver entre Nancy et Bar-le Duc. Le temps passe terriblement long. Suis-je encore dans les lignes ennemies ? Si seulement ces maudits boches tiraient, ils m’indiqueraient si je suis encore chez eux, mais rien. Au bout d’une heure, j’aperçois une ville importante, un pont sauté. Impossible de l’identifier. Je n’ai jamais vu ce pays dans le triangle Saint-Mihiel, Bar-le-Duc et Nancy. Je suis très inquiet. Tout à coup, j’aperçois au loin un crassier de Nancy. Mais alors, je suis au-dessus de Pont-à-Mousson. Ouf ! J’ai reculé de 40 kilomètres en une heure. Je suis à 4600 mètres, en piquant pleins moteurs je vais pouvoir rentrer au plateau.
Que s’est-il passé ? Mon cap était bon, mais pendant une heure mon avion a été entraîné par le vent en marche arrière. Et dire que je n’avais pas pensé à me repérer au sol ! Je suis au-dessous de tout et furieux contre moi. Si je n’avais pas vu le crassier, j’étais entraîné dans les lignes ennemies et n’aurais jamais pu rejoindre les nôtres.
En effectuant ma descente, je réfléchis à ce que je vais dire « Il y a mon boche. Si je dis que j’en ai descendu un deuxième, comme il n’est pas tombé dans nos lignes, il ne sera pas homologué. Puis les camarades diront : si à chaque fois qu’un boche te voit, il se suicide, il n’en restera plus pour nous. Puis si j’en parle il va falloir que je donne les détails et je finirai par dire que je me suis perdu. Le capitaine serait capable de ne pas me compter cette épreuve pour mon brevet de pilote et il aurait raison, car ma faute était impardonnable. »
J’atterris au plateau, le capitaine m’interroge, je réponds modestement : « Oui tout a bien marché. »
De Kérillis me dit alors : « vous êtes maintenant pilote… Demain bombardement. »
Le lendemain matin, je touchais un nouvel avion qui était disponible, un mitrailleur, et je partais avec toute l’escadrille C.66 bombarder Chaillon, le 25 août 1916.
Ernest-Georges LEAU
NDLR :
Ce texte m'a été communiqué par son arrière-petit-fils Gaëtan de LAUGARDIÈRE que j'ai rencontré en juillet 2008 sur un site de parapente au Maroc, à Oulja, près de Rabat.
En digne successeur de Ernest-Georges, Gaëtan tentait ce jour-là de maîtriser une voile ITV particulièrement rétive qu'il n'avait jamais pilotée, et de décoller sous un vent de près de 40 km/h, ce qui était plus que hasardeux.
Vous devinez la suite: une forte rafale de vent et la voile se lève brutalement. Voilà notre Gaëtan projeté à terre, son casque cognant fortement le sol. Il se retrouve sur le flanc, à moitié dans les pommes, comptant ses abattis.
Inquiets pour son intégrité physique, nous nous précipitons vers lui et le voila qui rit aux éclats.
Heu-reux ! L'aventure est toujours en l'air et la relève est assurée...